André Bazin ha lavorato come, è nato il 8 aprile 1918 ad Angers (Francia) ed è morto il 11 ottobre 1958 all'età di 40 anni a Bry-sur-Marne (Francia).
C'était le “vieux” des Cahiers. Il bégayait, il aimait les bêtes, et il est mort à 40 ans. Il savait faire partager sa passion du cinéma. Il s'appelait André Bazin, critique français, et un Américain de l'Iowa a raconté sa vie.
Les mauvais cinéastes (c'est triste pour eux) n'ont pas d'idées. Les bons cinéastes (c'est leur limite) en ont plutôt trop. Les grands cinéastes (surtout les inventeurs) n'en ont qu'une. Fixe, elle leur permet de tenir la route et de la faire passer au milieu d'un paysage toujours nouveau et intéressant. La rançon est connue: une certaine solitude. Et les grands critiques? C'est la même chose, sauf qu'il n'y en a pas. Ils passent (leur chemin, de mode, derrière la caméra), ils cassent (la baraque, puis les pieds) et pour finir, ils lassent. Tous, sauf un. Entre 1943 et 1958 (année de sa mort: il n'avait que quarante ans), André Bazin fut celui-là. Il a été, avec Henri Langlois, l'autre grand cinéaste “bis” de son époque. Langlois avait une idée fixe: montrer que tout le cinéma valait d'être conservé. Bazin a eu la même idée, mais à l'envers: montrer que le cinéma conservait le réel et qu'avant de le signifier et de lui ressembler, il l'embaumait. Il n'a pas eu de métaphores assez belles ni assez macabres pour le dire: masque mortuaire, moule, momie, empreinte, fossile, miroir. Mais un miroir singulier “dont le tain retiendrait l'image”. André Bazin, c'est un peu “à la recherche du tain perdu”.
Quelque chose risquait de disparaître dans cette recherche de toute une vie: le chercheur même. Cité, étudié, traduit, réfuté, béatifié certes, mais de moins en moins replacé - comme on dit vulgairement - “dans son contexte”: André Bazin, l'homme. Avec le livre de Dudley Andrew, responsable du département cinéma à l'Université d'Iowa, c'est chose faite. Dûment préfacé (par Truffaut) et postface (par Tacchella), il s'agit d'une biographie intellectuelle de Bazin et d'une tentative (américaine, toute pénétrée de sérieux universitaire) de dresser un tableau plus que jamais utile: celui de la vie des idées (section: critique de cinéma) dans la France de l'après-guerre. A un moment où Bazin fut à la fois héritier et précurseur, figure de proue et passeur.
De quoi héritait-il, au juste? D'une enfance studieuse (naissance à Angers, premières études chez les Frères, à La Rochelle), d'un goût précoce pour la lecture et pour les animaux, d'une carrière en apparence toute tracée d'instituteur (Ecole Normale de St-Cloud) et d'influences alors inévitables: Bergson en fin de carrière, Du Bos, Péguy, Béguin et Mounier (fondateur d'Esprit en 1932). Tout cela est très catholique. Mais très «social» aussi. C'est Mounier et l'idée d'“orientation propre” ou de “l'autre inconnu” qui retiennent Bazin étudiant. C'est l'exemple radical du militantisme chrétien de Marcel Legaut qui l'impressionne. Ce sont les textes de Roger Leenhardt sur le cinéma (dans Esprit) qui le frappent à un moment où il n'a pas encore opté pour le cinéma. Électrique, bavard, bohème, il ne sait pas encore pour quelles grandes choses il est né. Cela dit, il n'aime pas la médiocrité.
A quel moment commence-t-il à écrire? Avec la “drôle de guerre” et avec une “drôle de crise” personnelle (psychanalyse sans doute ratée et restée obscure, rage devant la mollesse du clergé collabo). Avec un vrai trauma: l'échec à l'oral du professorat («Il m'est arrivé une catastrophe à laquelle je n'étais pas habitué: j'ai échoué à l'oral du professorat. Plus exactement on me l'a refusé parce que j'avais bégayé à ma lecture expliquée”). Bazin, éducateur-né, ne sera jamais prof. Il sera mieux que cela: un initiateur. A partir de 1942, malgré un corps malade (les poumons) et un esprit troublé (il est trop critique, au fond, pour avoir la foi du charbonnier, il sera toujours un esprit libre inapte à l'allégeance, un homme religieux mais pas un croyant), il fondera des ciné-clubs et il les animera. Il faut dire qu'après les flambées théoriques des années vingt, ce qui s'écrit alors sur le cinéma est à l'image de l'idée qu'on se fait alors de cet art: médiocre. Peu élitiste, Bazin pense que faire aimer les bons films créera un public meilleur qui, à son tour, exigera de voir de meilleurs films, etc.
Cet optimisme est à l'image du climat intellectuel de l'immédiat après-guerre. L'“animation culturelle” est une idée neuve, mais politique. Peuple et culture (issu du maquis grenoblois), Travail et Culture (proche du pécé et où Bazin travaille) entendent bien ne pas perdre de temps à empêcher la bourgeoisie française de réoccuper le terrain culturel. Autre motif d'optimisme: il est de nouveau possible de vivre (et de penser) au rythme d'un art (le cinéma) qui épouse tous les débats de l'époque. Il y a de grands événements: le retour d'un film américain sur un écran parisien (le 5 octobre 1944, au Moulin-Rouge: il s'agit d'un Duvivier!), la bouleversante première de Paisa de Rossellini (novembre 46), la sortie boudée de Citizen Kane de Welles (1947). A chaque fois, aux premières loges, Bazin est à la fois le plus fébrile et le plus lucide. C'est un passionné. Sans passion, il n'écrit pas, mais s'il écrit il procède avec la méthode de celui qui veut en savoir plus sur sa passion et partager ce “plus”. Il devient le critique attitré du Parisien libéré (600 articles en tout), écrit dans L'Écran français (hebdo remarquable, créé dans la clandestinité en 1943), puis dans la seconde Revue du cinéma de J.G. Auriol. Et ce qu'il écrit compte.
La suite est mieux connue. Pour tous, l'optimisme fait place au désenchantement (repli sur soi, repli sur le cinéma, sur le “cinéma en soi”). La guerre froide rend bête. Les staliniens qui prennent le pouvoir à L'Écran français trouvent Bazin encombrant. Ce spiritualiste a gardé le goût du social et le sens de l'histoire ; cet analyste du cinéma comme “forme” prête encore beaucoup d'attention au “contenu”. Gênant. C'est avec son fameux texte sur “Le mythe de Staline” (paru dans Esprit en 1950) que Bazin coupe les ponts (Sadoul écrira dans Les Lettres françaises une réponse ridicule). Et c'est “objectivement” que Bazin se trouvera animer le ciné-club le plus fermé et le plus «in» de l'époque: “Objectif 49”. 1949 est une année intense. C'est celle du légendaire Festival du Film Maudit de Biarritz (étaient maudits Les Dames du bois de Boulogne, Lumière d'été, L'Atalante), et c'est l'année de la naissance de Florent Bazin, fils d'André et de Janine. 1950 sera moins gai: tuberculose, sana et début d'une activité (à peine) ralentie. 1951 sera l'année de la création, avec Jacques Doniol-Valcroze, des Cahiers du cinéma, revue célèbre pour ses excès et sa couverture jaune.
Il lui restait huit ans à vivre. Bazin mort à quarante ans de leucémie, a eu le privilège de se voir devenir précurseur et d'être, au sein des Cahiers qu'il anima jusqu'à sa mort, “le plus vieux” d'une bande cinémaniaque qui devait, un an après sa mort, débouler dans le cinéma français. Bazin est le vrai “père” de Truffaut, enfant trouvé, deux fois déserteur, passionné de cinéma et qui ne perdit pas de temps pour déclarer la guerre (fin 1953) à l'establishment de la “qualité française”, béat d'auto-satisfaction. Puis ce furent Schérer (futur Rohmer), Rivette, Godard et Chabrol. Bazin leur avait fourni les instruments intellectuels dont ils avaient besoin pour livrer leur bataille: l'étude privilégiée des grands cinéastes (pour Bazin, ce furent toujours Chaplin, Welles, Flaherty, Rossellini, Renoir), la revendication d'un cinéma “impur”, le manque de goût pour le théâtre, le refus de surestimer la technique, l'intérêt pour le cinéma américain mineur, etc. Et puis, l'idée de ce cinéma-miroir au tain un peu spécial, sans laquelle on ne comprend rien à ce que devait être la Nouvelle Vague après la mort du “passeur”.
Nul ne sait ce qu'il aurait pensé de l'évolution de ses jeunes amis, ni jusqu'où il les aurait suivis. Il est mort avant le moment où ce que l'on accepte d'un futur cinéaste (le talent et la mauvaise foi, le sens du moment et les ruses pour durer) ne sied plus à un critique, condamné au rôle de témoin impartial ou d'arbitre au-dessus de la mêlée. Du vivant de Bazin, il y avait eu “mêlée” pour que le cinéma soit de nouveau considéré comme un art, puis comme une culture de base (ce fut le rôle des ciné-clubs) et pour qu'on importe dans le septième art le credo littéraire que: “Le style, c'est l'homme même.” Cette mêlée-là, aujourd'hui est chose du passé.
Si bien que lorsque nous relisons Bazin, c'est autre chose qui nous touche. La qualité de son style, les précautions oratoires, le ton mesuré, tout ce qui a fait qu'à l'époque on a parlé à son propos de “critique constructive” - chose qui a bien disparu. Et ce qui nous intrigue, c'est que la vision bazinienne du cinéma - indéracinablement liée au cinéma comme “prise de vue” - est confrontée aujourd'hui à un état du cinéma où l'image n'est plus nécessairement “prélevée” sur le réel. L'image électronique ignore le tain. C'est en cela que, par l'absurde, il reste actuel.
Reste l'homme. “On est tenté de voir en Bazin, dit Dudley Andrew page 25, un être essentiellement différent de nous et de se sentir comme secrètement soulagé que sa disparition prématurée ait empêché une imaginable collision entre son innocence et les compromissions complexes des années soixante, dans tous les domaines qui l'intéressaient.” Et, à la dernière page, 45 il emprunte à William Carlos Williams les termes d'u comparaison avec saint François d'Assise “qui apprenait prier aux animaux non parce qu'il voulait les mener à Die mais parce qu'il désirait devenir aussi naturel qu'eux”.
Malgré ce côté “Vie de saint Bazin”, le livre d'Andrew laisse entrevoir, dans les interstices de l'itinéraire intellectuel, un homme. Qui bégaya, aima les bêtes, eut de l'humour et sut partager sa passion. Il y a des moment émouvants dans ce livre. Le récit de la première de Païsa par exemple: “Rossellini était venu de Rome en voiture ave une copie du film et Bazin avait réservé la grande salle de l Maison de la chimie pour l'occasion. Le cinéaste parla briè vement, puis la foule compacte d'ouvriers, intellects, ancien de la Résistance et prisonniers de guerre, vit ce que le critiqu considérait peut-être comme le film le plus important et le plus révolutionnaire jamais réalisé. Ils eurent également le privilège de voir Bazin arriver à cette conclusion lorsque les lumières se rallumèrent et qu'il tenta de faire partager son émotion. Celle-ci était telle (c'était la première fois qu'il voyait le film) après l'atroce scène finale, qu'il parla de façon presque incompréhensible. En particulier il se trouva dans l'impossibilité d'articuler correctement le mot "cinéma".”
Da Libération, 19 août 1983
Ce n'est pas que nous attachions naïvement plus de crédit qu'il ne faut à l'efficacité de la critique des films. L'opinion de quelques malheureux journalistes ne pèse pas encore bien lourd contre le prestige de Fernandel. Les exploitants de salles ne s'enquièrent que du chiffre des recettes antérieures et le public du nom des vedettes. La presse cinématographique n'est lue que par une minorité de spectateurs - surtout parisiens. Le marché de la pellicule reste encore soumis à des lois de psychologie sociale comparables à celles qui régissaient avant la guerre la vente du papier imprimé. On conviendra que ces lois ne sont pas uniquement esthétiques.
Est-ce à dire que la critique pourrait disparaître sans dommage? Nous la croyons au contraire indispensable au développement et à l'avenir du cinéma. Sans doute, parce qu'il ne s'adresse pas comme les autres arts à une élite mais à quelques millions de spectateurs passifs en quête de deux heures d'évasion, le cinéma ne saurait être pratiquement dirigé qu'à la production. Le libre jeu des forces sociologiques et des facteurs économiques à la consommation établit fatalement la moyenne des films à un certain étiage mental collectif dont il serait du reste intéressant de faire la description. Nous ne voulons pas par là mépriser un public dont nous ne nous séparons d'ailleurs pas, mais il relève de par sa masse d'une psychologie grégaire.
Le public préférera toujours, si l'on respecte certaines conditions psychologiques, un bon film à un mauvais; nous voulons dire simplement que l'on ne saurait modifier la qualité des films en éduquant préalablement le goût du public, mais que c'est au contraire la qualité de ces films qui peut l'éduquer. Tout ce que nous pouvons voir des servitudes sociales du cinéma prouve bien que, si les autres arts sont inconcevables sans libéralisme esthétique, le cinéma ne peut absolument pas se passer de régence. En effet, ses conditions de vie ne sont pas encore celles d'un art mais simplement d'une industrie d'images en régime capitaliste libéral. Notre objet n'étant pas d'étudier les modalités possibles d'un contrôle esthétique à la production, nous nous contenterons du film ; les dialoguistes et les scénaristes sont pour la plupart des écrivains venus au cinéma. Ils appartiennent aux mêmes milieux littéraires. Tel, comme A. Arnoux est à la fois scénariste et critique. Le thermomètre de recettes a son importance, mais l'opinion du café de Flore ne sera pourtant pas négligeable tant que la création cinématographique restera en partie confiée à des intellectuels.
Distinguons d'ailleurs tout de suite - nous y reviendrons tout à l'heure - entre la critique orale et la critique écrite. La première est du reste plus efficace que la seconde parce que plus compétente, plus abondante, et plus sincère ou plus rosse, mais l'une ne saurait vivre sans l'autre. La presse assure aux jugements que les milieux compétents ont porté sur un film un certain volant de notoriété. Il importe que les débats ne se déroulent pas à huis clos.
Si le public n'a trop souvent qu'une comédie du jugement, cela tient à l'incompétence où à la malhonnêteté du journaliste, mais ceci est une autre histoire.
L'influence directe de la critique sur la production cinématographique nous paraît donc certaine, encore que limitée. Tournons-nous à présent vers la salle pour nous demander dans quelle mesure les consommateurs eux aussi ont pu devenir plus difficiles sur la qualité. Nous exprimions tout à l'heure notre pessimisme quant à l'influence de la critique sur le public. Il est vrai que cette influence est encore faible et sans proportion avec son objet, mais nous constatons qu'elle augmente peu à peu. Certaines chroniques voient leur audience s'élargir et leur autorité s'affirmer. Peu à peu se crée une élite d'amateurs capables de juger ce qu'on leur donne. Je n'en veux pour exemple que le mouvement d'opinion autour des Visiteurs du soir. Le lecteur d'hebdomadaire ou de revue s'habitue à trouver sur le même plan typographique la chronique du théâtre et celle du cinéma, celle-ci tenue du reste par un romancier, un musicien ou un écrivain politique ou un auteur dramatique, voire un poète.
Le temps n'est plus où Paul Souday répondait à l'enquêteur des Nouvelles Littéraires qu'un critique sérieux ne pouvait pas s'intéresser au cinéma. Nous avons déjà une histoire du 7 art par un professeur en Sorbonne, nous aurons bien un jour une thèse de 800 pages sur le comique dans le cinéma américain entre 1905 et 1917 ou quelque chose d'approchant. Et qui oserait soutenir que ce n'est pas sérieux?
Grâce à la formation de cette élite, le film cesse peu à peu d'être une alchimie secrète de quelques techniciens initiés, livrée à des millions de spectateurs fidèles et ignorants. Lentement se constituent les conditions vitales nécessaires à tout art, qui, fût-il populaire, ne saurait se passer d'une élite.
Fort bien, dira le lecteur, mais où est-elle, cette critique? Nous reconnaîtrons sans difficulté notre abus de l'indicatif présent. Ce n'était hélas qu'une hypothèse de travail. Combien de critiques remplissent réellement leur fonction? Nous ne donnerons pas notre chiffre pour ne flatter personne en particulier et nous répondrons seulement au lecteur que c'est à lui d'exiger. Si quelques milliers d'amateurs éclairés sont impuissants contre une production destinée à quelques millions de consommateurs, peut-être peuvent-ils quelque chose auprès d'une presse spécialisée. Les hebdomadaires et les revues s'adressent à un public relativement restreint. Les chroniques littéraires et artistiques jouent dans l'économie de cette presse un certain rôle. Les réactions qu'on ne peut pas matériellement demander à la masse anonyme des salles obscures, peut être pourrait-on l'attendre du lecteur de Comœdia. Contre une critique insuffisante, incompétente ou insincère, nous voudrions voir s'élever, au nom de certains principes élémentaires, des exigences précises. C'est ce que nous allons essayer de faire dans une critique de la critique.
Reconnaissons d'abord que le chroniqueur cinématographique se trouve dans une situation bien différente de celle de ses confrères héritiers d'une longue tradition, et titulaires d'un public de lecteurs déterminés. Les conditions historiques et sociologiques du cinéma font que le film s'adresse par nécessité vitale à tous les publics à la fois, de la concierge au romancier, mais la concierge ne lit que Le Film complet et collectionne les photos de vedettes, elle se moque bien de M. Audiberti . Nous nous trouvons en présence d'un art populaire et d'une critique qui ne l'est pas, une tentation serait alors de ramener cet art aux conditions sociales et intellectuelles de sa critique. Parce que des intellectuels musiciens, peintres, poètes, esthéticiens de toutes sortes se sont intéressés au cinéma, ils ont voulu le soumettre à des lois qui lui étaient étrangères, en faire un art d'initiés, comme leur poésie ou leur peinture. On comprendra mieux notre remarque si l'on veut bien parcourir la presse cinématographique de 1924 à 1930.
Il est vrai qu'elle n'a pratiquement pas survécu au muet parce que les servitudes économiques nouvelles créées par le parlant ont rapidement nettoyé le terrain, mais les principes essentiels étaient déjà contenus dans les destinées du cinéma muet. Toute esthétique d'élite est radicalement incompatible avec les lois fonctionnelles du cinéma. Le cinéma a besoin d'une élite mais cette élite n'aura d'influence que dans la mesure où elle comprendra avec réalisme les exigences sociologiques du septième art. Le seul moyen de le servir efficacement, c'est de rechercher à quelles conditions un spectacle, destiné à plusieurs millions de spectateurs désireux d'y trouver d'abord une évasion, peut être cependant un art. Ces conditions existent certainement puisque certains films les ont réalisées. Au critique de les distinguer et d'y conformer ses jugements.
Qu'on ne vienne pas nous dire qu'il en faut pour tous les goûts, là où nous sommes hélas bien au-dessous du goût. La vérité, c'est au contraire que la crise du cinéma est bien moins d'ordre esthétique qu'intellectuel. Ce dont souffre essentiellement la production, c'est de la bêtise et d'une bêtise si éclatante que les querelles d'esthétique sont reléguées au second plan. Il ne s'agit plus ici de jugement de valeur mais d'évidences positives. Dans une production cinématographique équilibrée, il eût été permis de discuter publiquement les mérites des Visiteurs du soir, mais eu égard à la sottise du Voue Bleu ou de Patricia , on ne pouvait que défendre farouchement cette oasis d'intelligence et d'honnête technique.
Nous ne demanderons pas seulement au critique d'être à sa manière un sociologue de l'art, nous exigeons aussi de lui un minimum de compétence technique. Oh! non pas qu'il ait mis la main à la pâte - ses collègues n'ont pas nécessairement à leur actif un drame ou un opéra, mais enfin ils savent du moins de quoi ils parlent. Ils peuvent reconnaître une pièce mal bâtie ou une faute d'harmonie. Ils ont lu ou entendu leurs classiques. Ils connaissent tout de même la syntaxe et leurs notes. Mais on se demande parfois avec colère si ceux qui entreprennent d'écrire du cinéma ont une notion élémentaire de ses moyens d'expression, car du moins ils n'en soufflent mot. Imagine-ton une critique d'opéra qui ne critiquerait que le livret? Or, on chercherait en vain dans la plupart de nos chroniques de films une opinion sur le décor ou sur la qualité de la photographie, des jugements sur l'utilisation du son, des précisions sur le découpage, en un mot sur ce qui fait la matière même du cinéma. Si ces données élémentaires n'étaient pas perdues de vue, nous devrions avoir neuf fois sur dix unanimité de la critique au moins quant à la facture du film. Car il en est de la technique comme de la bêtise, au-dessous d'un certain niveau il n'est plus de discussion possible. Or, nous n'exigeons pas grand-chose d'un film pour le qualifier de «bon». Nous lui demandons de ne pas être bête et d'être tourné adroitement, en utilisant avec opportunité les moyens d'expression propres au cinéma. Le premier jugement est intellectuel, nous avons dit plus haut ce que nous en pensions, le second est technique. Or, deux ébénistes se mettraient bien d'accord sur la solidité d'une table, nous ne voyons pas très bien pourquoi nos critiques, s'ils connaissent leur métier, ne s'entendraient pas eux aussi sur des données parfaitement objectives. Sans doute de telles données seraient-elles insuffisantes pour apprécier un film comme La Grande illusion, Quai des brumes, Les Visiteurs du soir ou L'Éternel Retour, parce que là, c'est le jugement esthétique sur le style d'une œuvre qui est requis. Mais je n'interdis pas à mon critique de porter de tels jugements, je doute seulement de leur autorité quand il n'aura pas su condamner comme il se doit, sur sa bêtise et sa malfaçon, le film de la semaine. Il ne suffit donc pas d'une compétence indiscutée en d'autres domaines pour se permettre sur le 7 art des critiques impressionnistes, fussent-elles spirituelles et agréables à lire. Nous voudrions un peu plus de respect du cinéma d'abord et du lecteur ensuite.
Ce lecteur d'hebdomadaire littéraire a généralement un minimum de culture. On ne conçoit pas une chronique dramatique comme si tout le théâtre depuis Eschyle était inexistant. Nous ne demandons pas à la critique de la semaine une histoire comparée du cinéma, nous lui demandons seulement de ne pas l'ignorer, cette histoire, ou de ne pas la limiter à la saison en cours. Notre décadence est certainement due en partie à cette singulière faculté d'oubli. Si personne n'avait lu Molière après sa mort, à quoi eût servi Molière? C'est le principe même de toute esthétique qui se trouve mis en cause. Il n'y a pas d'art qui ne soit soutenu par une culture, et il n'y a pas de culture sans jugement historique. Sans doute avec le cinéma se trouve-t-on en présence d'un art dont les œuvres passées sont encore pratiquement inaccessibles, mais nous y voyons une raison de plus pour la critique d'assumer, dans toute la mesure du possible, la culture cinématographique des lecteurs. Plus d'un parmi ceux-ci a d'ailleurs été témoin des progrès du cinéma, il suffirait à défaut de documents de lui rafraîchir la mémoire. Le cinéma a déjà ses primitifs et ses classiques, mais on chercherait en vain dans la plupart des chroniques une allusion à cette histoire, un rapprochement dans le temps ou dans l'espace, la reconnaissance d'une influence. On dirait que cet art singulier n'a pas de passé, pas de traces, pas d'épaisseur, comme les ombres impondérables de l'écran. Il est grand temps d'inventer une critique cinématographique en relief.
Un peu de perspective historique aiderait du reste à mettre de l'ordre dans la confusion actuelle d'une critique sans références permanentes. Les différents théâtres parisiens sont pratiquement spécialisés dans certains genres dramatiques. Un public habitué sait à peu près ce qu'il va y trouver. Le Grand Guignol et l'Ambigu ne jouent pas le répertoire de la Comédie-Française. Quand on lit une critique de La Reine Morte ou des Mouches, on sait à quoi s'en tenir sur le niveau esthétique des ces pièces et qu'il s'agit de tout autre chose que de vaudeville du Palais-Royal.
L'idée ne viendrait à personne de comparer les mérites du Contrôleur des wagons-lits avec ceux de La Guerre de Troie n'aura pas lieu. Parce qu'il n'y a pas au cinéma de salle ni de clientèle spécialisée, parce que les films s'adressent nécessairement à la totalité du public, on traite des œuvres cinématographiques comme si elles ne connaissaient pas, elles aussi, leurs genres et leurs hiérarchies. On est ainsi amené à prêter les mêmes épithètes à des films sans commune mesure. Goupi mains rouges est une œuvre quasiment parfaite, tandis que Les Visiteurs du soir ont des défauts, mais le genre auquel appartient le film de Becker est esthétiquement inférieur à celui de Carné. Les jugements n'ont de sens qu'à l'intérieur d'un même genre, dans une parenté de style. La première hiérarchie doit donc d'abord s'établir entre les genres eux-mêmes. Il est des films de grande classe manques et d'agréables petites histoires parfaitement réussies. Nous rougissons de formuler de pareils truismes. Ils ne sont pas, hélas, inopportuns. A force de rendre compte d'œuvres mineures, certains critiques se sont habitués à leur trouver des charmes insoupçonnés. Dans cet univers sans grandeur, la simple honnêteté prend à leurs yeux des proportions géniales. Seulement, quand ils tombent sur de la vraie grandeur, le souffle leur manque et ils sont tout heureux et tout aise, après cette crue momentanée, de retrouver l'étiage rassurant de la production hebdomadaire. Une critique respectueuse de son art ne devrait donc pas perdre de vue certaines échelles de valeur et s'y tenir, quitte à ne gravir que deux ou trois fois par an les échelons supérieurs. Mais il y faudrait un peu plus de persévérance dans la sévérité.
Or, beaucoup de nos critiques ont peur d'être sévères, et cessant d'être sévères, ils cessent du même coup d'être justes. Oserons-nous demander pourquoi? Oserons-nous rappeler que la règle d'or de toute critique, c'est l'indépendance, qu'un juge qui a d'autres arguments que ceux de la justice (une justice qui peut être militante) est coupable de forfaiture? Nous ne voulons pas ouvrir ici le débat des servitudes de notre critique, mais il faudra peut-être s'y décider un jour. Bornons-nous à constater qu'un journaliste, compétent et résolu à écrire chaque semaine exactement ce qu'il pense des films nouveaux, ne trouvera sans doute pas beaucoup de feuilles pour l'imprimer. Aussi bon nombre de critiques sérieux d'avant-guerre ont-ils renoncé à la partie pour céder la place à des chroniqueurs inoffensifs et débonnaires.
Nous avons honte de rappeler de telles vérités premières, car au fond nous ne demandons rien de plus que ce qu'on s'attend naturellement à trouver dans toute autre critique: un minimum d'intelligence, de culture et d'honnêteté. Mais n'est-ce pas rappeler tout simplement que le cinéma est un art, ne fût-ce que virtuellement? Tout en le proclamant à l'occasion, on se croit pourtant autorisé à le traiter comme s'il ne l'était pas et l'on ne respecte plus les lois élémentaires de la critique. Croit-on réellement servir le cinéma avec ce flirt ou cette complicité un peu condescendante dans la camaraderie qui préside aux comptes rendus spirituels, aux à-propos poétiques, à cette espèce de chronique d'actualité mondaine qui tient lieu dans une presse prétendue littéraire de critique cinématographique.
Nous savons bien pourtant que cette critique est soumise à des exigences que ne connaissent pas les autres arts; du moins à ce degré. A cause de l'actualité de l'œuvre cinématographique, éphémère par nature dans l'état actuel de l'exploitation. Mais cette actualité devrait avoir sur la critique une influence bienfaisante en accentuant son caractère militant. Ceux qui ont loué sans réserve Les Visiteurs du soir ont fait leur devoir parce qu'ils ont soutenu à fond une œuvre que l'état historique du cinéma français obligeait à soutenir à fond. Un film ne doit pas être jugé seulement sur sa valeur absolue, mais sur l'effort qu'il représente, dans les conditions données de la production et sur les progrès qu'il lui fait réaliser. C'est pourquoi le snobisme doit être utilisé par le critique.
L'apologie du snobisme n'est plus à faire. Dans le monde moderne des sociétés anonymes, le snobisme, c'est d'abord le mécénat des imbéciles. Comme la masse de ces mécènes inconscients ne saurait trouver en elle-même les mobiles de ses opinions, le problème se ramène à une politique efficace du snobisme dans le cadre plus général d'une politique du cinéma. Il y aurait quelque naïveté à nous accuser de machiavélisme esthétique, quand nous ne proposons rien d'autre que de combattre avec des armes, tout de même intellectuellement supérieures, cet autre snobisme de bas étage: le culte dépravé de la vedette. Nous n'aurions du reste pas de mal à trouver dans l'histoire des rapports de l'art et de la mode une justification raisonnable de notre proposition: le romantisme à son heure fut un snobisme.
Or, cette politique, c'est à une critique intelligente et consciente de ses responsabilités de la diriger, ainsi qu'elle l'a fort bien compris, pour une fois, avec Les Visiteurs du soir. Sans elle, le film de Carné n'eût pas pris cette allure belliqueuse de manifeste. Disons pourtant que l'engouement du public ne devrait pas jouer seulement en faveur de tel bon film, mais aussi contre les mauvais. Accréditer l'opinion que l'admiration sans réserve des Visiteurs est un brevet d'intelligence et de goût, c'est fort bien, mais il faudrait encore arriver à ce que tout spectateur imbu d'une intelligence et d'un bon goût hypothétique eût honte d'aller verser un pleur sur le dernier mélodrame filmé de H. Bordeaux. Nous n'en sommes pas encore là. Une bataille des Visiteurs du soir, très bien, mais il nous faut une guerre civile généralisée.
C'est qu'en effet le snobisme - et ceci sera le deuxième point de notre apologie - n'est pas seulement le mécénat des imbéciles, il est aussi, à l'usage des gens intelligents, l'actualité nécessaire de la guerre esthétique. Le snobisme est une forme militante du goût. On ne se bat pas sans partialité ni passion, quitte à réserver pour l'usage privé son souci de n'être pas dupe. L'exemple Visiteurs du soir est décidément significatif. De l'avis de presque tous les spécialistes, ce film a beaucoup de défauts. Eu égard à ses ambitions, c'est même un film manqué. La critique orale dont je parlais plus haut a été des plus sévère, et pourtant il fallait que la presse fût unanime. Il fallait d'un point de vue militant et historique louer ce film sans réserve, parce qu'il représentait le plus gros effort du cinéma européen depuis la guerre pour élever le 7 art vers une poésie authentique.
La critique devrait saisir l'occasion exceptionnelle qui lui est offerte par la disparition provisoire de la presse cinématographique spécialisée dans le culte de la vedette, pour prendre à sa charge le bon combat.
Aussi bien, serait-il hautement désirable de voir s'établir une certaine spécialisation de la critique. La presse quotidienne pourrait donner avec un résumé du film un jugement succinct sur les mérites techniques et artistiques. Elle profiterait de ce jugement pour faire connaître le metteur en scène, le dialoguiste, etc., rappelant à l'occasion leurs œuvres antérieures. Tout en répondant à ce que le public populaire attend d'abord: une idée de l'histoire, elle travaillerait à faire admettre que le film vaut d'abord par ses auteurs et qu'il est beaucoup plus sûr de se fier au metteur en scène qu'au jeune premier. L'attention que l'homme de la rue prête à la composition d'une équipe de football, la compétence, la finesse, la mémoire, l'espèce d'érudition dont il fait preuve quand il s'agit d'un sport qui n'est au fond pour lui qu'un spectacle, pourquoi n'en serait-il pas capable à l'égard d'un art dont il fait sa pâture hebdomadaire, et qui tient dans ses loisirs et ses rêves une place extraordinaire? Le cinéma est un sport d'équipe où chacun joue son rôle pour gagner la partie, un rôle qui n'est pas si mystérieux. Le mécano comprendra aussi bien celui de l'opérateur que celui de l'ailier gauche. Il n'est que de le lui expliquer. Il n'est aussi que de lui laisser entendre qu'on ne connaît rien au cinéma quand on ignore un certain nombre de noms qui ne sont pas nécessairement des noms d'acteurs. Il devrait être facile, en faisant appel à ce goût si populaire de la compétence, de rendre au générique la place qui lui revient et de créer en face du culte de la vedette un contre-snobisme du technicien. Ainsi verrions-nous se développer une saine vulgarisation écrite du cinéma qui ne serait pourtant pas moins populaire que la biographie de Danielle Darrieux.
Dans la presse hebdomadaire littéraire, la critique, s'adressant à un public plus restreint, ne viserait plus seulement à une vulgarisation, mais déjà à une véritable culture cinématographique. C'est surtout à cette critique que nous avons pensé dans cet article. Il ne faut pourtant pas perdre de vue que ce public d'hebdomadaire n'est pas toujours habitué à trouver dans la chronique des films les mêmes renseignements que dans les autres articles. Il faudra certes sacrifier à l'actualité, à la mondanité, au style. Il y aurait quelque chose de plus grave qu'un mauvais critique, ce serait une critique sans lecteurs. Mais n'exagérons rien et nous savons bien que les chroniqueurs cinématographiques les plus lus à l'heure actuelle sont aussi les plus compétents et les plus sincères. Cette critique des hebdomadaires est importante, c'est elle qui peut recruter en faveur du cinéma un public cultivé, c'est elle qui crée les mouvements d'opinion. C'est pourquoi elle doit être vigoureusement militante, c'est pourquoi aussi son amollissement nous semble une trahison, une merveilleuse occasion gâchée.
Nous verrions enfin une troisième classe de critiques de revues réservées non plus seulement à l'honnête homme mais à l'amateur initié; s'adressant à des connaisseurs, elle n'aurait plus par définition à sacrifier au snobisme. Sans cesser de militer, elle pourrait refléter exactement cette critique orale dont nous parlions plus haut. Comparable en tous points aux critiques littéraires, musicales ou plastiques, elle ne leur céderait en rien pour l'érudition technique et historique. On pourrait même concevoir des revues cinématographiques spécialisées qui seraient au 7 Art ce que d'autres publications périodiques dites sérieuses sont à la peinture ou à la musique.
A ceux qui nous trouveraient d'une exigence utopique et d'une sévérité exagérée, nous répondrons simplement: «Nous n'avons rien demandé, rien décrit, rien souhaité que le cinéma muet et les débuts du parlant n'aient déjà abondamment connu. Qu'on ait pu à ce point oublier en dix ans cette presse cinématographique prouve seulement que la décadence de presque toute notre critique ne rend peut-être pas tout à fait vain le rappel de ces quelques vérités premières».
Da L'Echo des étudiants, 11 décembre 1943
Existe un problème de la critique comme telle par rapport à l'œuvre de création pure, mais il se pose essentiellement dans les mêmes termes pour tous les arts, et il serait bien présomptueux de prétendre ajouter quelque chose à ce que philosophes, esthéticiens ou artistes ont écrit sur le sujet. La seule façon utile d'aborder la question pour le cinéma est donc de la prendre concrètement au niveau de l'expérience et de la situation historique. Je vais simplement proposer une série de remarques ou de réflexions sur l'état et l'exercice de mon métier. J'ai la chance de le pratiquer depuis déjà une quinzaine d'années sous les formes les plus variées (car je considère par exemple le débat des ciné-clubs comme une variété de critique), et surtout dans toutes les couches de la presse, depuis le quotidien à grand tirage jusqu'à la revue spécialisée, en passant par l'hebdomadaire, spécialisé ou non.
I. De l'inefficacité de la critique
La première remarque issue de cette expérience et que je voudrais placer en exergue à toutes les réflexions qui vont suivre, c'est que la principale satisfaction que me donne ce métier réside dans sa quasi-inutilité. Faire de la critique cinématographique, c'est à peu près cracher dans l'eau du haut d'un pont. Je dis à peu près car, tout de même, il arrive, rarement, que l'on puisse sur un cas précis prouver le rôle déterminant ou du moins sensible de la critique: pour les cinémas d'art et d'essai peut-être (mais moins qu'on ne l'imagine). C'est aussi la critique qui a pu lancer une fois ou l'autre tel film resté dans une exclusivité trop discrète. Mais alors, il faut observer qu'elle n'a fait que suppléer à la publicité défaillante. Ce film était de toutes façons promis au succès, pourvu que fût amorcé le siphon de la critique orale issu de la première clientèle et qui est seul déterminant. Cela revient à dire que l'article critique, même «mauvais», n'est que l'équivalent d'un pavé publicitaire (gratuit) . Aussi bien, de plus en plus, la publicité use-t-elle de la critique, sans qu'on puisse dire pour autant que les emprunts et citations qu'elle en fait soient un hommage à son efficacité. D'abord, parce que ces citations habilement tronquées sont toujours favorables au film, même quand l'article était un éreintement, ensuite parce qu'elles démontrent, même a contrario, l'impuissance directe de la critique, qui ne devient efficace que relancée par le tremplin de la publicité.
En fait, et dans l'immense majorité des cas, la critique joue un petit rôle dans l'exclusivité d'un film (disons entre 5 et 15 %), mais pratiquement nul sur l'ensemble de la carrière commerciale. J'ajouterai même un correctif paradoxal en avançant que, toujours faible, cette marge d'efficacité est en raison inverse du tirage. Du moins pour les films dont l'exclusivité est légèrement influençable: une bonne critique du Monde est sûrement plus importante qu'une bonne critique de France-Soir, parce que le nombre absolu des lecteurs qui tiennent compte de ce que dit Jean de Baroncelli est plus grand que celui de ceux qui se préoccupent de l'opinion de Robert Chazal ou de France Roche. C'est une question de style de journal. Seule exception peut-être, le cas monstrueux du Figaro, dont le terrorisme en matière de spectacles parisiens s'explique sans doute par un phénomène de sociologie bourgeoise très particulier. Encore n'est-il pas comparable pour le théâtre et le cinéma.
C'est pourtant sans ironie que je me déclare satisfait de ce bilan d'impuissance. Je n'envie nullement en effet le sort de mes confrères dramatiques dont la plume en revanche est redoutable, décidant dans une proportion sans doute proche de 60 ou 80%, du sort d'un spectacle. Seul le théâtre de boulevard lui échappe, à peu près comme le cinéma. C'est évidemment que le succès d'une pièce dépend de quelques milliers ou dizaines de milliers de spectateurs qui se décident souvent d'après la lecture de leur critique favori. Avouerai-je que cette responsabilité m'épouvante? Non par peur des responsabilités, mais parce que je la juge disproportionnée et contestable. Je ne parviens pas à comprendre comment un Jean-Jacques Gauthier par exemple pourrait éviter de se suicider ou de rentrer à la Trappe. Non, ma réaction est simplement d'humilité. Je ne vois pas quelle autorité morale, ni surtout quelle grâce d'état intellectuelle donnerait au critique le monstrueux privilège de décider du sort des œuvres d'art qu'il n'aime pas. Disons que l'idéal serait de pouvoir aider efficacement celles qu'on aime et de n'avoir que peu d'influence sur le sort des autres; mais puisque les deux sont évidemment liés, je préfère encore cette quasi-impotence à une puissance forcément abusive.
II. Inutile mais nécessaire
Est-ce à dire que le cinéma pourrait se passer de la critique? Nullement, et je voudrais maintenant affirmer sa nécessité, conjointement à son «inutilité». Je ne sais plus quel philosophe ou psychologue a soutenu que la conscience n'était qu'un épiphénomène, et qu'avec ou sans elle Descartes eût aussi bien écrit le Discours de la Méthode. Théorie fausse évidemment, mais dont je garderai seulement la valeur de métaphore. Avec ou sans critique, Chaplin, Griffïth, Murnau, Stroheim, Dreyer eussent existé de la même façon: il n'y aurait pas un plan de changé dans leurs films. A leur égard, l'abondante critique suscitée n'est qu'un fait de conscience épiphénoménal dont la nécessité ne se mesure pas à l'utilité. Je crois pourtant que cette végétation parasite sur l'arbre majestueux entretient avec lui, a posteriori, des relations de symbiose nécessaires non point évidemment à sa croissance, mais sans doute à son heureux vieillissement.
En tout cas, la critique a deux faces: l'une tournée vers le film, dont j'ai dit qu'elle était fruste et sans valeur monétaire, mais l'autre vers le public et c'est ce revers (ou cet endroit) qui la justifie réellement. L'inefficacité de la critique de film a évidemment une base statistique. C'est que le sort d'un film se joue sur 3 ou 4 millions de spectateurs et que le critique le plus populaire ne peut en influencer plus de quelques dizaines de mille. Mais si nous abandonnons cette référence quantitative pour un critère qualitatif, si nous pensons en termes de salut et non plus d'efficacité (allons bon, je vais encore me faire classer dans les critiques spiritualistes!), alors, n'aurais-je révélé la vérité cinématographique qu'à dix lecteurs égarés, qu'à un seul même, que ma tâche de critique serait justifiée. Au temps exaltant où je pouvais encore exercer la critique orale des «stages» et des ciné-clubs, la supériorité du plaisir qu'elle me donnait sur la critique écrite résidait dans ce sentiment immédiat, physique, directement humain que l'analyse intellectuelle débouchait sur un phénomène de véritable conversion. Combien de fois ai-je été retenu à la sortie par des spectateurs (généralement de plus de 40 ans) qui tenaient à me dire qu'ils n'étaient pas en mesure de juger du bien-fondé de mon analyse du film, mais qu'elle leur avait en tout cas révélé que le cinéma existait, qu'il était vraiment un art, que maintenant ils y croyaient. Une fois même, je me souviens, ce fut une vieille dame distinguée assise en face de moi dans un tramway de Genève, et qui osa se présenter spontanément pour me dire ça à propos d'une causerie que j'avais faite la veille au soir. Eh bien! croyez-moi si vous le voulez, mais ces résultats-là comptent bien davantage que 10% d'influence de plus sur les recettes d'exclusivité.
D'ailleurs, bien sûr, il n'est pas interdit de souhaiter que le nombre des élus touchés par la grâce aille en augmentant et que la qualité puisse se convertir en quantité. C'est déjà fait du reste dans une mesure limitée mais appréciable, avec la croissance et multiplication des cinémas d'art et d'essai, qui prennent en quelque sorte le relais commercial des ciné-clubs. Mais il faut, sur ce chapitre, tenir la critique proprement dite pour un facteur parmi d'autres dans le phénomène complexe qui amène depuis une dizaine d'années la constitution d'un public de cinéma spécialisé. Phénomène de sociologie esthétique, non point du reste absolument nouveau puisqu'on l'a connu aussi dans les années 1925-1930. L'action des ciné-clubs et de la Cinémathèque, celle des mouvements de culture populaire, mais il faut bien le dire aussi, la qualité de la critique française d'après-guerre, constituèrent sans doute les principales forces convergentes qui ont déterminé ce courant.
J'ai dit: la qualité de la critique française d'après-guerre, et je voudrais là-dessus m'expliquer. Ma quarantaine me permet peut-être une certaine objectivité à l'égard de la «jeune critique» comme de la génération journalistique d'avant-guerre. Or, je le proclame: en dépit de tous ses défauts (et Dieu sait qu'elle en a et d'irritants, à quelque tendance qu'elle appartienne), la génération critique, disons des années cinquante, est en définitive très supérieure à tout ce que le cinéma français a connu, en tout cas sans comparaison avec ce qu'était la critique française entre 1930 et 1940. Il faudrait sans doute traiter avec plus de circonspection la grande génération critique du muet.
Il est vrai qu'alors, le mouvement critique était de qualité et qu'il avait le mérite supplémentaire d'être le premier. Si la critique est la conscience du cinéma, le cinéma lui doit d'avoir pris conscience de lui-même. D'autre part, cette critique ne se séparait pas de la création et nous verrons que, sur ce point, la jeune critique actuelle rejoint ses ancêtres (j'y reviendrai). Mais je dois dire, pour avoir lu attentivement la collection complète de la meilleure publication de cinéma de l'époque, à savoir Cinéa-Ciné, que si la valeur de la réflexion s'y révèle toujours estimable et intéressante, la platitude de la rédaction ne serait plus admise aujourd'hui. Il est vrai que nos jeunes Turcs tombent souvent dans l'excès inverse: celui de la préciosité intellectuelle ou du style pamphlétaire à tout prix. Du moins, que ce soit dans les hebdomadaires ou les revues, le souci du style, de la mise en forme de la pensée constitue-t-il une promotion de la critique de film comme genre littéraire, ce dont on chercherait vainement la trace avant-guerre. Seules, alors, paraissaient compter les idées comme telles, les exprimer était une opération suffisante. Il existe d'ailleurs à l'heure actuelle une école critique, vivace et importante, qui présente les mêmes caractéristiques, c'est l'école italienne. Traduits en français, les meilleurs articles italiens tombent en poussière comme de la sciure de bois, personne ne peut les publier, et ce n'est pas Billard qui me contredira. Que le souci de l'effet et du style entraîne parfois les critiques français à des excès contestables, nous le savons; mais ces défauts sont la rançon (du reste souvent explicable par la juvénilité) d'une qualité fondamentale et nouvelle qui, pour la première fois, place la critique cinématographique au niveau de la critique traditionnelle. La qualité littéraire et intellectuelle d'un travail comme celui de Chabrol et Rohmer sur Hitchcock, quoi qu'on pense des thèses soutenues (et que je n'épouse pas du tout), est digne de comparaison avec les meilleurs essais critiques de l'après-guerre: il relève du Prix Sainte-Beuve autant et plus que du Prix Armand-Tallier.
Mais pour être juste, il convient de replacer la critique dans le contexte plus vaste de la presse cinématographique. Si (je m'excuse de ne pas faire les nuances qu'il faudrait) la critique cinématographique des années 1930 à 1940 me semble avec le recul très décevante, en revanche les mêmes années ont connu une presse spécialisée dont on n'a plus idée aujourd'hui. Cinémonde et Pour Vous étaient alors des hebdomadaires abondants, somptueusement illustrés, et qui réalisaient à peu près cet idéal jamais retrouvé de satisfaire aux souhaits de la midinette comme aux exigences du lecteur prenant le cinéma au sérieux. C'est un peu ce que L'Écran Français d'après-guerre a essayé de recréer, et l'on sait ce qu'il en est advenu. Ce phénomène n'est pas d'ailleurs que français, puisque (avec dix ans de grâce il est vrai) Cinéma Nuovo (après Cinéma) a dû capituler. Peut-être les raisons économiques sont-elles déterminantes (l'augmentation du prix de revient de l'hebdomadaire en héliogravure), mais elles ne doivent pas faire sous-estimer l'évolution, plus importante peut-être, de la demande du public.
D'abord, je penserais volontiers, justement, que le niveau critique correspondant à ces excellents hebdomadaires d'avant-guerre ne satisferait plus la partie éclairée du public actuel. Cet élément trouve sa pâture intellectuelle, débarrassée des concessions à la mythologie populaire, dans les meilleures rubriques d'hebdomadaires non spécialisés, que je n'hésite pas là encore à déclarer très supérieures à leurs homologues des années 1935-1940. Cet écrémage du public ne laisse à l'hebdomadaire de cinéma que la midinette: il s'y adapte.
Mais la conséquence la plus importante de cette dissociation de la clientèle aura été évidemment la substitution de la revue à l'hebdomadaire spécialisé. Jamais, de toute l'histoire du cinéma français, une revue n'a pu survivre plus que de brèves années (Cf. l'admirable première série de La Revue du cinéma). Ce phénomène, auquel nous assistons depuis surtout 1950, et qui permet à plusieurs revues de tendances différentes de vivre régulièrement ou au moins de survivre épisodiquement, est donc absolument nouveau dans la critique française. C'est grâce à lui évidemment, que le mouvement de la «jeune critique» a pu naître et se développer, puisque c'est du banc d'essai de ces revues que sont venus la plupart des critiques d'hebdomadaires.
III. La critique et la création
Je voudrais maintenant reprendre la question sous un autre angle. J'ai présenté la critique comme un service nécessaire mais à peu près inutile, sans efficacité véritable sur le destin des films (sauf peut-être avec retard, en appel, mais cette réhabilitation tardive n'intéresse alors que les ciné-clubs et les salles spécialisées). Je sais bien quelle objection appelle cette hypothèse: c'est que si la critique est impuissante à modifier sérieusement le cours de l'exploitation d'un film, elle peut encore agir à sa source, c'est-à-dire à la création. Il faudrait alors examiner l'influence éventuelle de la critique sur les metteurs en scène qui la lisent.
Dirai-je que, sur ce chapitre, mon scepticisme est plus grand encore et que les choses sont très bien ainsi. D'abord, parce que la présomption serait encore plus intolérable qui prétendrait apprendre au praticien son métier (de telles leçons ne pourraient venir que de l'équivalent d'un Baudelaire ou d'un Valéry). Mais surtout parce que le créateur n'a pas grand-chose à attendre de la critique, pour des raisons qui tiennent à la psychologie profonde de la création. Le critique part du résultat, de l'œuvre achevée. Il a pour mission non pas tant de «l'expliquer» que d'en épanouir la signification (ou plutôt les significations) dans la conscience et l'esprit de son lecteur. D'où la sottise de l'objection (que les créateurs sont d'ailleurs les premiers à faire, mais de leur part on la comprend) selon laquelle le critique croit découvrir, dans l'œuvre qu'il admire, mille intentions merveilleuses qui n'ont en réalité jamais effleuré l'esprit de l'auteur. Telle trouvaille de mise en scène «sublime» par exemple n'ayant pour origine qu'un incident technique. Je suis fatigué de réfuter ce pauvre argument. Si l'œuvre finale n'était que l'addition des intentions conscientes de l'artiste, elle ne vaudrait pas cher. Davantage: on peut poser en principe que la qualité et la profondeur d'une œuvre se mesurent justement à l'écart entre ce que le créateur a voulu y mettre et ce qu'elle contient (compte tenu des tempéraments, il existe des artistes plus lucides, qui vont très loin dans la conscience de la création mais, de tous les arts, le cinéma est celui qui ménage par sa nature même la plus grande part de Dieu). De toutes façons, le propos de la critique n'est pas de remonter le processus psychologique de la création (opération beaucoup plus incertaine encore que l'échafaudage esthétique le plus arbitraire), mais comme je l'ai dit, d'aider son lecteur à s'enrichir intellectuellement, moralement et dans sa sensibilité, au contact de l'œuvre. Pour cette tâche, il n'y a pas de règle et tous les partis pris sont admissibles, sous une seule réserve: celle du goût. Une méthode critique, quelle qu'elle soit, ne vaut rien en elle-même si elle n'est contrôlée, limitée, corrigée par cette qualité spécifique qui juge en dernier ressort le critique: le goût. Qualité évidemment indéfinissable, mais qui permet seule, justement, de distinguer une élucubration théorique d'un développement acceptable. L'auberge espagnole est le refuge de ceux à qui manque ce sens critique au second degré, et le trop facile alibi de la mauvaise critique impressionniste, dont l'ironie facile n'a d'égale que l'incompétence.
Mais revenons au créateur. S'il est digne de ce titre, c'est en lui-même d'abord, dans son expérience enfin qu'il puise ce dont il a besoin pour créer. Je ne dis pas que les critiques, bonnes ou mauvaises, n'ont rien à lui apprendre, mais comme un élément de l'expérience complexe que constitue le succès ou l'échec d'un film. Bien moins en tout cas, que les simples réactions d'une salle. Reste l'amour-propre. Mais c'est une autre histoire.
Néanmoins, après avoir posé en principe l'indépendance de la création par rapport à la critique, il me faut pour finir signaler un phénomène nouveau, qui est la dépendance de plus en plus fréquente de la critique par rapport à la création.
On peut dire que, de 1930 à 1950, l'une des caractéristiques de la critique française réside dans une absence quasi totale de mixité entre le métier de cinéma et, d'autre part, ce qui s'en écrit. Le parlant marque à peu près cette rupture, car la naissance et le mouvement critique du muet furent au contraire étroitement liés à la production de l'époque, Canudo, Delluc, L'Herbier, Germaine Dulac, Gance, Epstein, Tedesco..., sont à la fois cinéastes et esthéticiens. Je n'examinerai pas si cette confusion fut heureuse, mais le fait est là: réflexion critique et création étaient alors interdépendantes. Deux exemples étrangers contemporains, au moins, prouvent que cette conjoncture n'a rien d'anormal: l'anglais (avec Gavin Lambert, Lindsay Anderson et l'équipe de Sight and Sound) et surtout l'italien depuis la création, dès le temps du fascisme, du Centre expérimental. Ce dernier cas étant le plus probant, puisque non seulement les critiques professionnels ont souvent passé périodiquement ou définitivement le Rubicon, mais encore parce que les cinéastes non critiques ont toujours entretenu d'abondants dialogues (dans la presse, dans les congrès, etc.) avec les critiques. Bien que je ne puisse me défendre d'un certain scepticisme sur la fécondité artistique de ces échanges de vue, mon propos n'est pas d'en discuter mais de continuer d'examiner la situation française. Elle est assez différente. Il s'agit plutôt chez nous, en l'occurrence, d'une génération de jeunes intellectuels ayant plus ou moins consciemment la vocation ou le goût de faire du cinéma, et pour qui la réflexion et la connaissance de leur futur métier passe non plus par le studio et les tâches obscures de l'assistanat, mais par la fréquentation de la Cinémathèque et l'exercice de la critique: celui-ci ayant le double avantage de permettre en attendant de gagner sa vie comme journaliste, ce qui n'est pas négligeable, mais aussi de contribuer à définir pour soi-même et pour les autres, ce qu'on aime et ce qu'on réprouve, de dessiner d'avance l'image de ce cinéma idéal qu'on espère réaliser un jour. D'où la partialité, le caractère polémique et militant de cette jeune critique. Mais il n'y a rien là que de naturel, car c'est une critique passionnée de créateurs virtuels. L'objectivité n'est pas son but. Ce qui n'en diminue ni l'intérêt ni la portée, car le parti pris en art est légitime et il devient fécond s'il est soutenu par l'intelligence, le goût et le talent. Assurément, cette critique est étroite, injuste si l'on veut, mais l'étroitesse de son angle de réflexion l'a fait souvent pénétrer plus loin dans l'intelligence de son objet que la critique objective. L'art n'est pas la science. Le lyssenkisme en biologie est une démence idéologique, mais l'hitchcockisme ou le berg-manisme furent ou demeurent les opérations de stratégie critique qui auront sûrement enrichi l'histoire de la réflexion cinématographique. Et j'en parle d'autant plus librement que je ne crois pas personnellement à la «politique des auteurs». Mais il n'y a pas, en art, d'erreurs absolues. La vérité en critique ne se définit pas par je ne sais quelle exactitude mesurable et objective, mais d'abord par l'excitation intellectuelle déclenchée chez le lecteur: sa qualité et son amplitude. La fonction du critique n'est pas d'apporter sur un plateau d'argent une vérité qui n'existe pas, mais de prolonger, le plus loin possible dans l'intelligence et la sensibilité de ceux qui le lisent, le choc de l'œuvre d'art.
Da Cinéma 58 n° 32, Noël 1958
Un jeune chercheur américain, qui voulait me parler de l'influence grandissante de la pensée d'André Bazin aux États-Unis, et se proposait de traduire son Charlie Chaplin, se présenta il y a quelques mois aux Cahiers. Il en avait à peine franchi le seuil qu'il me demanda de le conduire, sinon au «cabinet Bazin», du moins au bureau qu'à travers nos multiples changements d'adresse, nous n'avions certainement pas manqué d'entretenir pieusement. L'impossibilité où je fus de lui montrer pareil sanctuaire le plongea dans un état où la perplexité le disputait à la réprobation discrète.
Cet épisode n'est pas seulement émouvant, mais à la réflexion, drôle. On peut imaginer quel article brillant la perspective de devenir l'objet d'un culte aurait su inspirer à Bazin lui-même. Tous ceux qui l'ont connu s'accordent à dire qu'il n'était pas, du moins pour ce qui concerne ses propres écrits, un archiviste très rigoureux, et que ni la gestion de ses textes ni leur avenir éditorial ne l'obsédaient.
Le sens du mausolée ne semble pas avoir été son fort, peut-être parce qu'il en avait fait, à propos de la photographie et du cinéma, la théorie. La première phrase du premier chapitre du premier tome de Qu'est-ce que le cinéma? ouvre, rappelons-le, une réflexion sur l'embaumement comme fait fondamental de la genèse des arts plastiques et, de la définition du cinéma comme «momie du changement» à l'ironie sur l'édification de stars politiques éphémères comme, pourrait-on dire, «changement de momie» («Le Mythe de Staline dans le cinéma soviétique»), en passant par les réflexions sur «Carné et la désincarnation», Bazin a sans cesse manifesté sa préférence pour ce qui bougeait, se transformait, devenait.
Sa situation actuelle en France est ambiguë. Le succès de ses livres, aux États-Unis et ailleurs, n'autorise pas à lui appliquer l'adage selon lequel nul n'est prophète en son pays: Bazin est ici unanimement reconnu, admiré, respecté. Mais continue-t-il d'être vraiment lu et, même lu, continue-t-il à nous travailler? En rassemblant ces textes sur le cinéma français entre 1945 et 1958, nous voudrions d'abord faire apparaître un versant de son activité moins connu que celui de l'essayiste ou du théoricien: le journaliste d'hebdomadaire ou de quotidien, rapide, percutant et non moins profond. Nous voudrions aussi inciter les lecteurs actuels à puiser dans ces articles, de longueur et de portée très variables - et pour en user à la résolution de problèmes qu'ils rencontrent aujourd'hui -, un peu de la force, de l'humour et du discernement (cette épreuve de vérité du goût à laquelle le journaliste, moins encore que le théoricien, ne peut se dérober) dont rayonne chacune de leurs lignes.
Incontestablement, tout ce qui s'est écrit de neuf et d'important sur le cinéma depuis la mort de Bazin, en France, est inspiré de sa pensée. Tous, tous les jours, non pas tellement sans le savoir, mais l'ayant parfois oublié, nous faisons du Bazin, y compris (comme ce fut le cas ici même, aux Cahiers, dans les années 70), pour contester telle ou telle de ses thèses, ou certains choix d'objets. L'écran de cinéma comme cache et non comme cadre, le réalisme imprescriptible de l'image photographique, le cinéma impur, le mensonge essentiel du film documentaire et du discours de l'histoire, le plus beau cinéma obtenu parfois par un surcroît de théâtralité, autant de formules consacrées aujourd'hui, d'évidences acquises et presque de locutions proverbiales, parfois au prix d'un oubli de leur portée de scandale à l'époque et de leur toujours actuelle valeur d'usage.
L'établissement d'une édition constituée d'un ensemble d'articles échelonnés sur quinze ans et parus dans des publications très diverses, articles dispersés, parfois oubliés, voire tenus à tort par leur auteur, comme il l'écrivait dans l'avant-propos de la première édition de Qu'est-ce que le cinéma?, pour «juste bons à allumer le feu », implique une double tâche: la relecture et parfois la découverte de ces textes, et un travail proprement éditorial de sélection, regroupement, datation, éclaircissement par un appareil de notes. Je dois signaler qu'au cours de l'organisation du présent volume, il m'est plus d'une fois arrivé de perdre de vue cette seconde obligation (momentanément je l'espère), ébloui que j'étais par les qualités propres de ces parfois très courts articles: une puissance d'analyse aujourd'hui largement reconnue, mais aussi une beauté d'écriture et une aptitude constante à l'invention de paradoxes inséparable d'un humour complexe.
Un principe ne se dément jamais dans l'écriture de Bazin, qu'on peut nommer, à un double titre, principe de délicatesse. Je veux d'abord parler d'une façon de faire porter la critique sur les films qu'il n'aimait pas, ferme et sans concession, mais à ce point dépourvue d'aigreur et de jubilation méchante qu'il apparaît, pour paraphraser une formule appliquée un temps à son cher Stroheim, comme la sorte d'homme par qui «vous aimeriez être critiqué». Ce principe est d'autre part une méthode d'analyse et de différenciation fine appliquée aux organismes vivants, complexes et disparates que représentaient les films pour Bazin, et dont il s'efforçait, sans en perdre de vue ni geler le mouvement d'ensemble, de repérer les articulations ténues. La progression de l'argumentation critique, la prudence et les réserves, les fréquents «je sais bien», «certes», «on m'objectera», «et pourtant», ne témoignent d'aucun esprit de dénégation, ni de quelque tiédeur du goût, mais de l'activité d'une sorte de «nuancier» tendu vers la recherche de qualités et de différences de plus en plus pures. Il n'y a, dans la pensée et l'écriture de Bazin, aucun byzantinisme, aucune préciosité ornementale, aucune propension, comme le lui ont reproché ses rares détracteurs, à «couper les cheveux en quatre» (ou alors dans le sens de la longueur), mais une disposition artiste et clinicienne, décomposant des mixtes complexes, groupant là un ensemble de traits séparés, ici les dissociant pour les recomposer autrement. Je dois à la biographie d'André Bazin par Dudley Andrew d'avoir appris la profondeur de l'influence sur lui de Bergson, outre celles bien connues de Sartre (pour ce qui concerne les implications métaphysiques de la technique et du style, et la problématique de la liberté), et d'André Malraux. Cette influence est flagrante et avouée dans les textes sur l'ontologie de l'image photographique, dans le titre même de son grand article sur Le Mystère Picasso de Clouzot («Un film bergsonien», non repris ici), l'analyse du Paris 1900 de Nicole Védrès ou de La Course de taureaux de Pierre Braunberger (dont la portée excède de beaucoup le film de référence), mais sourdement présente partout ailleurs, sous la forme d'une insistance des notions de durée, de mémoire, de force du continu et de métamorphose. Si la plupart des articles de Bazin - les longs essais de fond mais également ceux de trente lignes sur un film parfois d'importance secondaire - posent inlassablement la question: qu'est-ce que le cinéma?, ce n'est pas parce que les films constituaient pour lui les objets d'application mécanique et secondaire d'une théorie préétablie, mais parce qu'il avait d'abord dessiné, défini une problématique rigoureuse, et construit un champ de questions à poser au cinéma, quitte à voir un film l'obliger par sa nouveauté (ce fut le cas avec les films américains de Renoir) à remodeler sa grille de départ. Dans son article «La Somme d'André Bazin» Da Cahiers du cinéma, n° 91), Éric Rohmer a noté avec justesse que la batterie des comparaisons, souvent splendides qui, parcourent les articles de Bazin, était volontiers empruntée à la géologie, la botanique, la zoologie, la physique et la chimie. C'est-à-dire aux domaines par excellence où le mouvement puissant et transformateur du temps est le plus sensible: lentes maturations invisibles altérant le paysage ou brusques changements d'états, engendrement désordonné de la vie par la vie ou transmutations instantanées (à l'exemple de la cristallisation d'une solution sursaturée sous l'effet d'un choc infime: cette image revient souvent, sous diverses formes, dans les articles). Le cinéma est le domaine privilégié d'équilibres instables, de «fragiles et fatales symbioses », et Bazin guette avec une attention inquiète, tourmentée et ravie, l'irruption du catalyseur susceptible n'importe quand de venir altérer la pureté du pur (cette dimension d'inquiétude, parfois presque morbide, n'a à ma connaissance pas souvent été relevée dans ses écrits). Dans l'affirmation par Bazin d'un réalisme ontologique de l'image photographique, et son «respect du réel», on a peut-être eu trop tendance à voir (nous-mêmes lorsque nous avons discuté ses thèses) l'expression d'une vision pacifiée, quasi franciscaine, de la nature et du cinéma. Mais la «robe sans couture de la réalité » dont il a tant parlé, qui lui fait évoquer aussi bien le saint suaire de Turin que le voile de Véronique, ne le fascine qu'à proportion de la déchirure qui à tout instant la menace. Sous la «réalité continue et homogène », il pressent le spasme, la grimace d'un réel menaçant: corrosion du visage de Chariot par l'usage de la pellicule panchromatique et la durée du plan dans le discours final du Dictateur, qui fait émerger sous ce visage celui, nu et ridé, de Charles Spencer Chaplin vieillissant, transformation du texte de Diderot en un «dialogue racinien » par la seule intervention du bruit d'un essuie-glace dans Les Dames du Bois de Boulogne de Bresson, pelletée de vraie terre «dénaturant» d'un coup et faisant prendre en masse le tout de La Passion de Jeanne d'Arc de Dreyer, bruits stylisés de Bresson encore, semblables au «grain de sable dans la machine pour en gripper le mécanisme ». Je renvoie, pour m'en tenir au présent livre, aux textes sur la neige et le cinéma ou la beauté du hasard, et à l'étonnant passage sur la mise en scène chez René Clément, où, comme autant de lapins du chapeau d'un prestidigitateur, on voit surgir sous la plume de Bazin, en quelques lignes éblouissantes et emportées, les chats de L'Atalante, les boîtes à musique de La Règle du jeu et, bien entendu, les lapins du même film.
On sait que la notion de «cinéma impur» a été inventée par Bazin dans un texte-manifeste célèbre («Pour un cinéma impur») portant pour sous-titre: «Défense de l'adaptation», et le lecteur de ce livre sera sans doute frappé par le grand nombre d'articles consacrés à des films tirés de romans ou, plus rarement, de pièces de théâtre. Bazin ne se limitait pas à constater un état de fait nouveau dans le cinéma français d'après-guerre (la fréquence des «adaptations» cinématographiques), il rattachait ce fait au mouvement évolutif du cinéma dans son ensemble. Selon lui, la thématique du cinéma avait alors épuisé ce qu'elle pouvait attendre de la technique et de ses progrès, et l'époque se trouvait close - du moins provisoirement - où chaque nouveauté de l'expression frayait la voie à de nouveaux thèmes (comme cela avait été le cas depuis les origines jusqu'à l'immédiat avant-guerre). Le cinéma était entré dans l'«ère du scénario», et rien ne lui interdisait plus d'«assimiler le formidable capital de sujets élaborés, amassés autour de lui par les arts riverains au cours des siècles ». Or, cette question de l'adaptation, des nouveaux rapports entre la forme et le fond, dont la seule évocation aujourd'hui fait lever l'accablante odeur d'ennui des colloques, et déjà passablement usée du temps même de Bazin, celui-ci, parti d'un texte magistral sur Espoir de Malraux, et s'appuyant plus tard sur les deux chefs-d'œuvre que constituaient pour lui Le Journal d'un curé de campagne de Bresson et Les Parents terribles de Cocteau, en a non seulement renouvelé les termes, mais l'articulation même entre ces termes nouveaux. Le coup de génie de Cocteau et Bresson avait consisté à ne pas se perdre dans la recherche d'«équivalences cinématographiques», ni dans le simple emprunt à une pièce et un roman de situations dramatiques ou d'un sujet, mais à travailler sur leur matière même comme fait brut. C'est en restituant le texte du roman de Bernanos et en éliminant ce que ses descriptions avaient de pré-cinématographique, c'est en accusant la théâtralité de la pièce au lieu de la diluer dans l'agitation d'«effets-cinéma», que Bresson et Cocteau, paradoxalement, avaient obtenu la violence cinématographique la plus grande. Là encore, en bon bergsonien, Bazin perçoit que la plus pure différence (du cinéma aux autres arts) ne s'oppose nullement à la répétition stricte, à l'élévation du roman ou de la pièce à une nouvelle puissance par une sorte de saut sur place. Qui ne voit que, loin de parler du passé, nous sommes ici sur le terrain des films d'Oliveira, des simulacres rui-ziens, des adaptations par Straub de Schoenberg ou Pavese, du Parsifal de Syberberg, et aux antipodes du Don Juan de Losey ou de La Traviata de Zeffirelli? Faut-il rappeler la capacité rarement en défaut, chez Bazin, de détection, d'analyse et, bien entendu, d'admiration du nouveau? Il a soutenu Welles, en son temps, contre les réticences sartriennes, la hargne des techniciens médusés et le conservatisme des cinéastes frileux; le néo-réalisme contre les tenants de la bonne forme; Roberto Rossellini contre ceux qui, à partir d'Europe 51, le vouaient aux gémonies; les testaments à répétition de Chaplin contre ceux qui voulaient l'enterrer avec Chariot; les déroutants changements de cap de Renoir contre ceux qui redemandaient indéfiniment Toni (au prix d'ailleurs d'une émouvante auto-critique); mais aussi les formes marginales de cinéma (scientifique, touristique, médical, amateur) contre les irrédentistes de la forme standard; l'avènement du Cinémascope et de la Télévision; enfin, peu avant sa mort, l'arrivée de cinéastes alors porteurs d'une nouvelle liberté (Astruc, Marker, Resnais, Rouch, Vadim, Varda, Le Beau Serge de Chabrol, Les Misions de Truffaut). Prolonger et innover dans la voie ouverte par lui aujourd'hui, ce n'est assurément pas écrire la n-ième glose sur tel de ses articles, mais appliquer un peu de sa force, de son acuité et de son humour, au chaos d'images composites, impures, qui surviennent, démêler les expériences singulières des miroitements faussement inventifs.
D'André Bazin - mort en 1958 -, je ne connais que les écrits, dont la lecture et la relecture, chaque fois comme une nouvelle découverte, accompagnent depuis des années ma fréquentation du cinéma, et ce que m'en ont dit, affectueusement, Janine, Truffaut, Rivette, Doniol-Valcroze et d'autres qui ont été ses proches. Depuis plusieurs semaines, alors que nous nous apprêtons, aux Cahiers du cinéma, à célébrer sa mémoire, les photographies - toujours les mêmes et finalement peu nombreuses - de cet homme que je n'ai jamais vu, ont passé et repassé entre mes mains. Je reviens toujours à trois d'entre elles, où je suis porté à voir trois versants d'une personnalité moins simple peut-être qu'il n'y paraît: le militant, une serviette enroulée autour de la tête, assis en train de téléphoner sous des affiches de Travail et Culture, décrétant l'état d'urgence dans le cinéma, expédiant notes, mots d'ordre et communiqués; le dandy souriant, amateur de félins (il écrivait bizarrement en 1943, dans un de ses premiers textes - sur la critique de cinéma -, que «le snobisme, à l'usage des gens intelligents, était l'actualité nécessaire de la guerre esthétique») ; la troisième enfin, ma préférée, celle où, allongé, une cigarette aux lèvres, l'index effleurant sa joue, les yeux mi-clos, il semble «parti». Trois images qui pourraient renvoyer à trois aspects de son écriture: la didactique-éclairée, l'élégante-paradoxale, la rêveuse enfin, parfois proche du fantastique.
Da André Bazin, Le cinema français de la Liberation à la Nouvelle Vague, Paris, Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1998
Si può dire che le riflessioni di André Bazin (1918-1958) sul cinema in rapporto allo statuto della realtà rifondino radicalmente l'estetica cinematografica così come si era venuta configurando nel periodo anteguerra. Bazin introduce nell'approccio conoscitivo al cinema un atteggiamento ontologico che lo connette strettamente alla realtà, ma non come mera riproduzione o rappresentazione, bensì come continuità di un processo che, attraverso la possibilità di creare una realtà in divenire nel tempo (a partire dal dato reale che si "riprende'), arriva alle estreme conseguenze di una abolizione totale della distanza tradizionale tra la realtà e la sua rappresentazione. In Q'est ce que le cinéma? Ontologie et Langage Paris, ed. du Cerf (trad. it. Che cos'è il cinema?, Milano, Garzanti, 1973) Bazin scrive che il cinema "si aggiunge alla creazione naturale invece di sostituirne un'altra. Si fonda così una "ontologia" del cinema che diventa un'altra realtà" non sostitutiva o riprodotta, ma un'altra faccia del reale che quasi ne coglie l'anima compiendo così una sorta di "realismo totale" che coincide con un ideale "cinema totale". Da qui la nozione baziniana di "messa in scena"; 'di profondità di campo, di piano-sequenza, elementi di una "totalità" impura (nel senso del rifiuto di un cinema come forma staccata e specificamente fondata rispetto al reale) che costituiscono le figure dello "stile" che ogni autore adotta nel rapporto di continuità tra la macchina da presa e il flusso del reale. Insieme ricerca di uno statuto materialista del cinema e di una teoria "idealista" dell'immagine che si dispiega nella capacità fenomenologica non di rappresentare e riprodurre ma di liberare il senso nascosto, l'essenza del vero, a partire dal modo in cui ci si presenta davanti allo sguardo, dalla sua epifania, la passione critica di Bazin lo porta non tanto a una teoria sistematica quanto a una pratica della critica tutta calata nel suo tempo e proiettata verso il futuro. La sua attività di promotore del movimento dei cineclub francesi nel dopoguerra, la sua funzione di "padre" della "nouvelle vague"; attraverso la fondazione dei "Cahiers du Cinema" e la promozione della nuova generazione di critici e cineasti (da Truffaut a Godard, da Rivette a Robmer) lo rendono critico "totale" e nume tutelare di ogni possibile "nuovo cinema".
Da Edoardo Bruno, Film. Antologia del pensiero critico, Bulzoni Editore, Roma, 1997